Simplicité. C’est le parfum que l’on respire chez Lucien Ferrero. Les gestes simples, les mots précis et une grande générosité du cœur pour l’enfant du pays de Grasse racontant son histoire avec la parfumerie. Heureux hasard ou prédestination, il nous emporte dans une succession de tableaux, moments privilégiés à l’image des senteurs que l’on reçoit telle une symphonie de musique, devenant par sa composition, fluide et compréhensible. Car un parfum raconte avant tout la vie, aussi fugace que précieuse, en marquant à chaque instant d’une empreinte olfactive, notre relation au monde.
Lucien Ferrero est né à Grasse, la capitale du parfum. “Mes grands-parents maternels cultivaient les fleurs et j’ai grandi, ma sœur et moi, dans les rangées de roses et de jasmin”. Dans sa famille, le sens olfactif était privilégié et sa perception de ces moments odorants fut heureuse, notamment le périple chaque année avec son grand-père, pour porter des corbeilles entières destinées au traitement dans les usines. “Mais depuis toujours, j’ai voulu être ingénieur des Eaux et Forêts !” Il fait pour cela des études scientifiques et se destine aux classes préparatoires d’agronomie, quand son destin bascule à cause d’une décision ministérielle. Le métier change désormais de filière et l’école forestière des Barres disparaît à l’aube de ses 18 ans. “J’étais écœuré et durant mes vacances, je suis retourné travailler dans une entreprise familiale à Grasse qui traitait des matières premières aromatiques. Là, le patron m’a dit : Tu sens très bien petit, pourquoi n’en ferais-tu pas ton métier ?” A Noël, sa décision est prise. Il y travaillera pendant deux ans jusqu’à son service militaire en 1968. Puis, sur les conseils avisés de son tuteur, il s’oriente vers la prestigieuse école de parfumerie Givaudan à Genève. Il est reçu au concours et sera rapidement parmi les 3 finalistes. “J’étais très heureux car j’apprenais énormément de choses et cela m’a confirmé que la voie de la parfumerie pouvait me plaire.” Au bout des 3 années d’école où il étudie les matières premières et la technique de composition, il est nommé en tant qu’assistant élève parfumeur auprès du Directeur Général Parfumerie du Groupe. “J’étais le seul sélectionné et ce fut une chance incroyable, car tous les matins, j’allais le voir et l’on recevait des demandes du monde entier.” Il commence alors ses créations aussi bien en shampoings, cosmétiques qu’en eaux de toilette, et exerce son talent dans les domaines les plus variés. Trois ans plus tard, le Groupe lui propose un poste à Paris pour le lancement d’une branche de parfumerie de luxe, marché encore infime à l’époque avec seulement quelques noms dont Guerlain et Chanel. Je n’avais que 22 ans mais il accepte. C’est ainsi que le jeune parfumeur entre dans le cercle très fermé du luxe, pour travailler avec des maisons de couture et des noms prestigieux. Un chypre, patchouli vert, mousse et bergamote, va gagner un prix. Puis un autre… “Le parfum était accessible seulement à une élite il y a 50 ans” et le voici grand nez dans la parfumerie !
Le marché du parfum est en plein essor, et il est important pour Lucien Ferrero d’en dresser les contours car il a traversé lui-même ces évolutions en 50 ans de carrière. D’abord, une explosion au niveau de la consommation. “En 1916, un nombre très limité de personnes avaient accès aux parfums et la distribution était limitée aux grandes villes. Il y avait aussi peu de besoins, à part l’incontournable savon de Marseille. Aujourd’hui, tout le monde y a accès sur un rayon de 4 kms, voire 0 km avec Internet !” et les domaines d’application sont devenus très vastes. La parfumerie alcoolique d’abord, avec les eaux de toilette et les parfums. Ensuite les cosmétiques avec les crèmes, les laits et les shampoings. Puis les savons et les détergents, “tout ce qui nettoie et qui récure”. Les supports aérosols enfin, avec les parfums d’ambiance et les déodorants, et pour finir, les supports techniques très spécifiques, qui peuvent être incroyablement divers et qui représentent la majorité du chiffre d’affaires de l’industrie de la parfumerie. Par exemple, le neuf que l’on sent dans une voiture ou celui qui couvre les odeurs des huiles d’ensimage d’une chemise. Il existe aussi des parfums pour déstresser les cochons ou encore des alarmes olfactives. “Dans des mines extrêmement profondes (jusqu’à 2000 m), là où on ne peut mettre des alarmes auditives ou visuelles, on envoie une odeur qui est étrangère à la mine et que l’employé va ressentir instantanément en respirant. On peut alors évacuer une mine en 20 minutes alors qu’avant, il fallait 1h30 !”
Puis les tendances du moment. Comme le retour aux parfums de niche, avec l’envie de s’approprier une odeur, le précurseur de ces fragrances sur mesure étant Jean-François Laporte avec le parfum mythique Mûre et Musc. “Il y a aussi une grande nécessité à se protéger des mauvaises odeurs.” Or Lucien Ferrero insiste qu’il n’y a en réalité ni de bonnes ni de mauvaises odeurs, et un parfumeur les traite toutes à part égale. Enfin se rajoute un effet de mode, car les parfums eux-mêmes sont devenus périssables. “J’ai commencé en 1968. Un parfum qu’on créait durait 20 à 30 ans. A l’heure actuelle, s’il dure 2 ou 3 ans, c’est un maximum.” Et sans les citer, le grand nez de Grasse reconnaît quelques exceptions parmi ses créations qui sont devenues des senteurs uniques et intemporelles, toujours plébiscitées aujourd’hui.
Comment faîtes-vous ? Le discret parfumeur de Grasse sourit et donne là encore un exposé magistral. “Le secret est dans l’émotion que l’on va créer et comment elle interagit avec notre expérience personnelle”. Le parfum devient alors tout un art qui repose sur la relation entre un concepteur et un récepteur, pour lequel on sollicite le sens olfactif afin de susciter une jouissance qui traverse tous les sens à la fois. Le parfum va ranimer les souvenirs, certains comme ceux de notre enfance étant gravés au plus profond de nos mémoires, et il y en a même qui sont inscrits dans notre patrimoine génétique. “J’avais fait la visite de Cannes à une représentante russe à l’époque soviétique. Elle voyait la mer pour la première fois de sa vie et elle s’est écriée : Je crois que cette odeur je la connais. Ainsi, on peut imaginer que d’un point de vue ancestral, il existe des odeurs qui soient inscrites génétiquement.”
Le créateur exploite alors tous les éléments olfactifs à sa disposition en vue de faire des tableaux liés à des émotions. Les sources de créativité sont infinies car il puise dans ses expériences personnelles et les réactualise en utilisant plus de 3.000 matières premières référencées, qu’elles soient des fragrances naturelles ou synthétiques. Dans une création émotionnelle ou une création commandée, on va déterminer cette forme olfactive en utilisant les matières premières avec des facettes différentes, en fonction de ce qu’on a voulu créer. “Là il y a une forme de puissance plutôt basse. Ce n’est pas quelque chose de montant. On ira plutôt vers les notes comme l’humus ; on va employer du patchouli…”
Mais pour le parfumeur, le point de départ est toujours un cristal et à partir de là, on structure comme pour un morceau de musique, un tableau ou une sculpture. “Par exemple, le parfum sera au départ très vibrant ou très strident. Il aura de la noblesse et un fond qui amène un certain respect et on va définir l’ensemble des éléments objectifs qui vont constituer le parfum.” Et Lucien Ferrero, dit « Lulu » dans la profession reconnaît qu’il aime par-dessus tout exprimer la simplicité, dans le sens de révéler l’essence des choses, comme ce parfum qu’il a créé récemment “avec l’idée qui m’est venue simplement en froissant une feuille de citronnier dans mon jardin”. La composition est pourtant une science complexe, et un parfum peut demander un à 2 ans de travail, avec plus d’une centaine d’essais.
Après des années chez Givaudan puis Lautier Florasyth, Lucien Ferrero a continué son parcours dans une entreprise fondée à Grasse : Expressions Parfumées, qui comporte aujourd’hui 14 parfumeurs et 275 salariés. Il va notamment lancer les parfums naturels certifiés ECOCERT destinés au marché bio et concevoir “l’Atelier du parfumeur” à l’Université Européenne des Senteurs et des Saveurs. Avec près de 50 000 parfums à son actif, il a pris récemment sa retraite mais continue d’apporter son savoir-faire avec des créations à la demande, et en intervenant dans des conférences internationales sur le parfum. Sa prochaine aura lieu à Turin sur les 12 sens, “de la momie égyptienne jusqu’au Trans humanisme…”
“Ce qui me plaît, c’est de faire un parfum qui en soit est sophistiqué, mais qui amène un bonheur simple.” Ainsi peut être résumée la passion de Lucien Ferrero, devenu parfumeur pour révéler au monde l’importance de ces moments qui passent et qui pourtant sont là, présents à jamais. Il est aussi au plus haut niveau l’ambassadeur de l’odorat, ce sens qu’il voudrait que chacun apprenne à connaître et à utiliser pour capter la beauté du monde, et raviver tous les autres sens dans une sonate intemporelle.
Textes et photos sont une création originale de ©Carine Mouradian, suite à une rencontre le 9 septembre 2017 – Tous droits réservés.
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